guerre froide

  • berlin

    La nouvelle guerre froide ?

    Convergence technologique et capitalismes politiques

    On entend le « retour de la guerre », et on se demande « laquelle ». La thèse de la régression, qui nécessite d’oblitérer la guerre au terrorisme (cf. [Article 2] (./2)), nous renvoie à l’étape précédente, celle donc de la Guerre Froide (et son risque de guerre totale, cf. [Article 1] (./1)). L’actualité belliqueuse étant plutôt brûlante, il faut simplement entendre ici le retour à un grand affrontement entre « blocs ». Reste à savoir de qui il s’agit. On croit comprendre qu’ils mettent en scène les États-Unis et la Russie (c’est original), et par extension l’Occident versus l’axe Russie-Chine-Iran (la 4e guerre mondiale selon les idéologues iraniens). La Guerre Froide englobait un affrontement idéologique. Qu’est-ce qui unie ces prétendus blocs renouvelés, et au nom de quoi entendraient-ils nous pousser vers la mort ? On voit brandie la question des valeurs (voire de la civilisation) - démocratie vs prospérité, liberté vs morale. C’est sûrement un vecteur de mobilisation (qu’il reste à mesurer), mais ça ne cache pas la vérité de la guerre. Balayons pareillement l’hypothèse d’un choc global entre régimes politiques (la démocratie contre la dictature) - ou sinon dans quels camps sont Trump et Modi ? Reste une explication, plus matérialiste, celle d’une scission dans la mondialisation capitaliste - se toiseraient capitalismes d’Etat et libéralisme. Essayons de la déployer. Cela pourrait bien nous amener à remettre en cause la partition elle-même.

    1. Schisme

    Il n’est pas difficile de se figurer à quoi ressemble un « camp néolibéral », avec son idéal du marché, ses prétentions globalistes, et sa volonté de protéger l’économie de la politique (par la politique elle-même). C’est la version du capitalisme contre laquelle s’était levé le mouvement altermondialiste. Contre laquelle prétendent aussi s’opposer les leaders populistes d’aujourd’hui. Mais que serait son « opposé », ce qui aurait résisté à la chute du Mur et à la mise au pas reagano-thatchérienne, enfin au plein déploiement de la rationalité néolibérale sous étendard progressiste (si l’on veut lui donner des visages, disons ceux de Clinton, puis Blair et Schröder) ? À quoi peut ressembler ce prétendu ennemi quand de toute manière le capitalisme règne, comme jamais, sur l’ensemble de la planète ? On pariera qu’il est l’enfant monstrueux de ce processus de colonisation.

    Le cas du Monténégro peut être éclairant. Milo Đukanović y est au pouvoir depuis 1991, alternant les postes de Premier Ministre et de Président. C’est un ancien communiste (pour ce que ça voulait dire dans les années 80), rallié à Milošević. C’est un admirateur de Thatcher, et l’une de ses premières mesures fut de nationaliser puis privatiser les coopératives ouvrières, de même que les anciens chantiers navals yougoslaves. À la différence de Thatcher, Djukanoviċ et sa famille sont devenus les personnes les plus riches du pays, dans lequel le ruissellement semble clairement contrôlé. Ici les investissements dans l’économie (légale ou illégale d’ailleurs) qui alimentent ce clientélisme sont aussi ouverts à l’Ouest : la mafia napolitaine y participe, mais aussi des hommes d’affaires occidentaux (comme Bernard Arnault). Il en est de même politiquement puisque Milošević ayant été blacklisté, c’est Djukanoviċ qui garda des canaux ouverts avec les administrations Clinton et Blair. Il finira d’ailleurs par faire intégrer le Monténégro à l’Otan et tâta la possibilité d’une adhésion à l’UE, ce qui impliquait de montrer patte blanche en matière de lutte contre les discriminations (jusqu’à l’organisation par le gouvernement d’une Pride).

    L’exemple du Monténégro montre une modalité du néolibéralisme qui est autoritaire (ce qui n’est guère surprenant), mais aussi antiglobaliste, et à un certain point contre le marché. Par certains aspects il peut rappeler la Hongrie, où le pouvoir, qui garde la main sur les domaines stratégiques, a permis l’accumulation primitive d’une nouvelle élite, le tout au nom du nationalisme et avec les méthodes du néolibéralisme. Ici l’entreprise est plus ouvertement encore clientéliste et surtout rapace. Pour Branko Milanović, économiste serbo-américain anciennement chercheur à la Banque Mondiale :

    Le parti au pouvoir [au Monténégro] est simplement une entreprise de vol organisé qui, pour survivre et prospérer, doit prétendre qu’il défend certaines « valeurs » et, surtout, doit continuer à procurer des bénéfices financiers à ceux qui le soutiennent. […] Les hommes du sommet […] sont plus que toute autre chose les arbitres du processus de partage de l’argent entre les différentes factions. [De la même manière] c’est précisément ainsi que Poutine maintient son pouvoir : […] comme un indispensable arbitre.

    (Branko Milanović)

    La thèse de Milanović, pour la résumer rapidement, c’est que l’hégémonie du capitalisme au niveau mondial a entraîné un schisme. Ainsi aurait émergé un « capitalisme politique » dans les anciens pays communistes, notamment ceux pour lesquels le socialisme a « fonctionné » d’un point de vue économique. Il en identifie trois piliers : une bureaucratie efficiente dont le devoir est de parvenir à un taux de croissance élevé ; l’absence d’un État de droit contraignant ; un État guidé par les intérêts nationaux capable de contrôler le secteur privé. Un modèle décliné notamment à Singapour, au Vietnam, en Birmanie, en Éthiopie, en Malaisie, au Laos, en Tanzanie, au Rwanda.

    2. Capitalisme politique

    Dans Économie et Société, Max Weber distingue trois types de capitalisme : traditionnel, rationnel, politique. Le second, celui qui est à priori actuel, correspond à ce qu’il décrit dans L’éthique protestante . C’est le capitalisme américain, pour faire simple (distinction institutionnelle entre politique et économie, système de la promesse - la monnaie, et moteurs endogènes de croissance - ce n’est pas de la piraterie). Le « capitalisme politique » conditionne quant à lui l’obtention de profits au développement d’activités prédatrices, souvent par (ou avec) le pouvoir politique. L’opposition entre les deux n’est pas stricte et ils peuvent se trouver associés. Dans le développement des banques modernes par exemple : « l’origine de la plupart d’entre elles est due à des opérations commerciales intimement liées à la politique et à la guerre. »

    On le comprend, au capitalisme politique correspond une faible institutionnalisation et la domination de quelques individus sur l’ensemble de la société. Si on voulait retrouver son expression primitive ce serait la forme patrimoniale de l’exercice du pouvoir (le sultanisme) puis la construction d’États prébendiers qui contrôlent l’accès aux ressources. Mais le capitalisme politique sait aussi s’agencer de manière plus complexe, comme dans le cas de l’impérialisme romain. Le capitalisme antique était belliciste et dans le cas de Rome articulé autour de deux mécanismes guerriers distincts, « un mécanisme colonial basé sur la paysannerie, un mécanisme impérial basé sur le capitalisme. » Le moteur de cet impérialisme, c’est la volonté des marchands et des esclavagistes, ses moyens sont ceux de la cité.

    Le capitalisme y vivait en fin de compte du seul politique ; il n’était économique qu’indirectement, si l’on peut dire : son élément, c’était les hauts et les bas de la cité, avec les aléas de la ferme d’État et des rapts d’hommes et (spécialement à Rome) de terres.

    (Weber)

    Ce capitalisme vivant uniquement du politique, les néo-weberiens en trouvent encore la trace aujourd’hui dans des situations comme celles du Liban ou de l’Iran. Dans le cas du premier, on n’a pas un système qui cherche à produire les conditions de sa propre croissance (le capitalisme rationnel), mais un agencement de réseaux essayant de capter et distribuer les profits (notamment ceux issus de l’explosion de la dette et des privatisations). Dans le cas iranien le guide suprême a, de droit, le monopole des biens publics (sans propriétaire), l’économie est structurée par des monopoles gérés par les Pasdarans (Gardiens de la révolution) et tout cela participe à l’équilibre politique.

    Il serait idiot d’en déduire que l’Iran ou le Liban sont restés à un état antique du capitalisme. Au contraire, ils sont la preuve que celui-ci ne se répand pas uniquement par clonage, mais s’adapte. Le déploiement de ces nouvelles formes s’est faite dans un contexte de mondialisation, ce qui permet l’agencement de méthodes archaïques et très contemporaines - de la même manière que les mafias ont enfourché la finance.

    3. Russie et guerre

    Il persiste donc une forme de capitalisme à la fois contemporaine et pourtant éloignée de l’« esprit » qui a largement contribué à son expansion - c’est-à-dire « l’espoir d’un profit par l’exploitation des possibilités d’échange, c’est-à-dire sur des chances (formellement) pacifiques de profit. » (Weber) Il faut pourtant rappeler, dans le cas des capitalismes archaïques (aventuriers, de butin), comme du capitalisme impérial romain, le rôle manifeste de la guerre. Aujourd’hui où se situe-t-elle, et comment s’articule-t-elle à la quête du profit ?

    Le sociologue ukrainien Volodymyr Ishchenko prend le risque d’utiliser la notion de capitalisme politique d’abord pour décrire le pouvoir en Russie et dans les anciennes républiques soviétiques, mais aussi pour expliquer la guerre en Ukraine.

    Selon Ishchenko, la prédation du système oligarchique, arbitré par Poutine, rencontre des limites internes et incite donc à augmenter le « bassin d’extraction ». Cette expansion se heurte à deux obstacles. D’abord les « capitalistes politiques » locaux, qui en l’occurence en Ukraine ont échoué à élaborer un projet national. Mais surtout « l’alliance entre le capital transnational » et des classes moyennes qui sont de fait exclues du « capitalisme politique » et trouvent plus d’opportunités dans leurs liens avec l’Occident. Une telle alliance signifie (par exemple via les programmes anti-corruption, comme ceux qui ont suivi Maïdan) priver les capitalistes politiques « de leur principal avantage concurrentiel : les avantages sélectifs accordés par les États post-soviétiques ». La guerre est, donc selon Ishchenko, une bataille pour la survie non de la Russie, mais de son capitalisme politique, dont elle tente par ailleurs d’exporter le modèle aux élites du « Sud ».

    Il y a évidemment dans cette analyse une tentation de tout ramener à des intérêts et conflits de classe. Ce qui reste intéressant c’est de voir, non pas comment la guerre participe à des dynamiques d’accumulation du capital (merci bien), mais plutôt comment celles-ci créent des appels d’air pour la guerre.

    4. Chine et souplesse

    Notre question initiale était celle de l’affrontement de blocs, et leur nature. Et on en arrive donc évidemment à la question de la Chine - autour de laquelle se tisseraient les alliances du nouvel « axe du Mal ».

    La Chine offre, sans surprise, pour Branko Milanovic la confirmation de sa thèse d’un schisme au sein du capitalisme, puisqu’il y retrouve aisément les trois piliers de sa facette autoritaire. On y constate aussi l’émergence d’une « classe politico-capitaliste », qui s’est constituée au fur et à mesure de la transition vers l’ « économie socialiste de marché » (réalisée prudemment, « en tâtonnant pierre à pierre »). Celle-ci, comme le souligne Cédric Durand, a notamment été favorisée par la multiplicité des régimes de propriété (privée, publique, mixte, communale, étrangère). Bien entendu la puissance du PCC place l’économie sous la coupe du politique et le parti garde un droit de veto sur les décisions essentielles des entreprises numériques. Et d’ailleurs « les premiers moments de l’accumulation du capital [sont toujours, en Chine,] politiques ». Mais ce qui singularise la Chine par rapport aux autres capitalismes politiques, c’est son caractère décentralisé. C’est ce qu’il faut voir dans l’essor des « entreprises municipales et de village » [TVE] qui a accompagné la modernisation chinoise des années 80 (passée de 28 millions à 135 millions). Ces entreprises sont une forme de propriété communale, mais dont les décisions sont influencés à divers échelons  : privé, public, parti, « l’indétermination des droits de propriété laisse toute latitude au Parti de resserrer ou relâcher la bride aux acteurs privés quand il le décide. »

    Iran, Russie, et maintenant Chine, l’axe des capitalismes politiques : le piège semble se refermer sur nous, et nous contraindre à rejouer la partition que l’on entend partout.

    5. Amérique et prédation

    Puisque l’on parle de blocs, iI nous reste à questionner l’état du capitalisme occidental, et son fameux libéralisme méritocratique. On se souvient que le néolibéralisme est pourtant un interventionnisme. Que l’industrie de la tech, principal moteur de la croissance américaine, est un secteur subventionné, voire dirigé, que ses monopoles sont tolérés (le fameux anti-trust à la sauce de Chicago). Que la méritocratie est dans le caniveau, que l’élite est consanguine, que le capital se concentre, que l’influence de la richesse sur la vie politique américaine a atteint des niveaux inédits.

    L’une des principales caractéristiques de ce qu’on a décrit comme capitalisme politique est, outre la dépendance à l’Etat, l’importance des mécanismes de prédation. Or ces mécanismes, James K. Galbraith (qui fut conseiller de Yannis Varoufakis) les décrivait déjà aux USA, avant même 2008 :

    « Aujourd’hui, le trait principal du capitalisme américain n’est ni la concurrence pacifique, ni la lutte des classes, ni l’utopie d’une classe moyenne inclusive. Au contraire, la prédation est devenue la caractéristique dominante - un système dans lequel les riches en sont venus à se régaler de systèmes en décomposition construits pour la classe moyenne. La classe prédatrice n’est pas l’ensemble des riches [mais elle est] la force dirigeante. Et ses agents contrôlent entièrement le gouvernement sous lequel nous vivons. »

    De même, Robert Brenner, figure américaine du marxisme, a décrit les renflouements financiers post-covid comme une « escalade du pillage ». Et en a conclu que l’on vit « la rencontre entre le déclin économique qui s’aggrave et la prédation politique qui s’intensifie. » Mais cette critique existe en réalité depuis les années 60, pour faire le bilan notamment du New Deal. Pour Gabriel Kolko (historien affilié à la nouvelle gauche) les grands patrons ont, au fond, soutenu la réglementation gouvernementale pour anéantir la concurrence. Une critique qui était relayée d’ailleurs par Murray Rothbard, l’idéologue des libertariens :

    « Pour Gabriel Kolko, l’ennemi a toujours été ce que Max Weber a appelé le “capitalisme politique”, c’est-à-dire “l’accumulation de capitaux privés et de fortunes via le butin lié à la politique [booty connected with politics]. […] Le travail historique de Kolko, The Triumph of Conservatism, est une tentative de lier les politiques de l’ère progressiste de Théodore Roosevelt à l’État de sécurité nationale laissé derrière dans le sillage de la présidence de son cousin Franklin. […] Le « progressisme national » auquel Kolko s’attaque était, selon ses propres termes, « la défense du monde des affaires contre le ferment démocratique qui était en train de naître dans les États ». Ayant grandi dans les années 50 et 60, Kolko a vu de ses propres yeux la destruction des « choses permanentes » [permanent things] résultant de la fusion de Washington D.C. et de Wall Street. »

    La critique libertarienne se poursuit aujourd’hui, faisant le constat que deux idées phares du mouvement conservateur américain deviennent de plus en plus incompatibles : la croyance dans l’économie de marché d’un côté, et le fait que celle-ci soit « encrassée » par un « capitalisme de connivence » (les brevets, les aides publiques, les rentes de situation) qui avantage certains « intérêts organisés », de l’autre.

    Ainsi les critères du « capitalisme politique », notion qui semblait qualifier une forme quelque peu dévoyée de capitalisme, dans des pays mal désoviétisés, ont semblé pertinent pour décrire la politique économique américaine et ce à différents moments de ces cent dernières années. On peut même parier qu’en décentrant un peu le regard (vers la « périphérie »), marxistes et libertariens auraient certainement pu se trouver des affinités plus tôt.

    Une fois acté le renforcement de ce crony capitalism occidental, la partition entre blocs fondée sur les formes de capitalisme (autoritaire vs méritocratie) se révèle d’un coup moins opérante. Plutôt que celle d’un schisme, on pourrait tenter l’hypothèse inverse, celle d’une convergence. Qu’on observerait notamment dans l’illimitation (c’est ce que l’on décrit dans notre premier article), les moyens (c’est ce que l’on décrit dans le second) et la fonction de la guerre.

    6. Sécurité nationale sans frontière

    Plus encore que la place des élites et la connivence entre gouvernement et industriels, ce qui affaiblit la fable libérale aux États-Unis, c’est plus sûrement la façon dont l’économie est adossée à la puissance militaire. À l’extérieur de ses frontières évidemment, mais à l’intérieur aussi. Cela s’illustre par le poids du complexe militaro-industriel sur la recherche et les universités, l’argent injecté dans l’économie par la département de la Défense ou tout simplement sa capacité à orienter toute une part de l’économie.

    Cela fait partie de l’histoire des États-Unis. L’idée d’une base (industrielle) de défense par exemple (qui comprend notamment les fameuses chaînes d’approvisionnement) existait (comme idée) depuis la guerre d’indépendance, et fut mise en oeuvre pendant la seconde guerre mondiale. Le poids de la sécurité nationale sur l’économie américaine est cependant redevenu particulièrement flagrant ces dernières années : l’embargo sur Huawei, les pressions sur Nvidia, le Chips Act, l’organisation de « chaînes d’approvisionnement résiliantes », ou plus simplement cette affirmation d’Eric Schmidt (qui est l’incarnation de tout ce que l’on vient de décrire : ex-PDG de Google, conseiller du Pentagone, proche de l’administration Obama, créateur d’un fonds d’investissement pour l’IA militaire) : « le leadership mondial dans les technologies émergentes est autant un impératif économique qu’un impératif de sécurité nationale ».

    Le néolibéralisme mourant aura vu naître à la fois une élite anti-globaliste (l’élite pro-Trump), anti-démocratique et obsédée par la Chine, des firmes qui entendent outrepasser les marchés (les GAFAMs), des dirigeants d’entreprise ouvertement sécessionnistes (Peter Thiel), et d’autre part des repentis du néo-libéralisme progressiste qui justifient le dirigisme économique au nom de la sécurité nationale (l’entourage de Biden).

    Dans le même temps que dit Xi Jinping ?

    Nous devons prendre d’assaut les fortifications de la recherche et du développement. [Nous] devons concentrer les forces les plus puissantes pour agir ensemble, composer des brigades de choc et des forces spéciales pour prendre d’assaut les cols [stratégiques].

    Il ne parle pas ici de stratégie militaire mais bien d’acquisition et de développement technologiques. Selon Xi, la plus grande menace pour la Chine est sa dépendance à l’Occident pour les infrastructures numériques. Pour lui, reprendre la main sur le développement d’Internet est un enjeu de « sécurité nationale » :

    La technologie de base d’Internet est la plus grande « porte vitale », et le fait qu’elle soit contrôlée par d’autres est notre plus grand danger caché. […] Nous devons contrôler l’initiative du développement d’Internet dans notre pays, garantir sa sécurité avec la sécurité nationale.

    La sécurité nationale n’est ni un pur argument fallacieux à des fins commerciales, ni vraiment une mise sous tutelle militaire de l’économie. La guerre des semi-conducteurs est bien sûr une guerre commerciale, mais qui a effectivement à voir avec le perfectionnement des systèmes de guidages de missiles, une guerre qui est aussi due à l’inflation de la marine chinoise, à la prévision d’une “grande explication” autour de Taïwan d’ici la fin de la décennie, et à la peur du bond technologique que pourrait produire l’IA. Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale de Biden, ne dit pas autre chose que Xi Jinping, dans son discours devant le Special Competitive Studies Project, créé justement par Eric Schmidt pour penser les enjeux technologiques de la compétition avec la Chine. Il réaffirme que « la préservation de notre avance dans les sciences et les technologies ne constitue ni un simple « enjeu domestique », ni un « enjeu de sécurité nationale », mais bien les deux à la fois. »

    En 2007, Alan Greenspan, alors président de la Réserve fédérale des États-Unis, actait la victoire du marché sur la politique  : « les décisions politiques aux USAs ont largement été remplacées par les forces du marché mondial » et « cela ne fait guère de différence de savoir qui sera le prochain président [des États-Unis] ». Mais dans la même phrase il ajoutait  : « la sécurité nationale mise à part », décrivant ainsi cette soumission mutuelle de la politique et de l’économie. La sécurité nationale et son expansion ne concernent pas uniquement l’affrontement Chine-USA. L’Allemagne a fini elle-aussi par se doter d’une stratégie de sécurité nationale, afin notamment d’« assurer notre chauffage », d’« avoir des smartphones qui fonctionnent » et de « protéger les ressources naturelles dont toute vie dépend ». En Angleterre, selon le secrétaire d’État à l’énergie et à la stratégie industrielle, ce sont les politiques climatiques qui devraient être intégrées au cadre de la sécurité nationale.

    8. La grande convergence technologique

    Ironiquement dans la doxa (néo)libérale qui suit la Perestroïka et la chute du Mur, si convergence il doit y avoir entre grandes puissances, ce sera d’abord sur le terrain de la libéralisation de l’économie, condition première à la démocratie. C’est encore cette idée qui accompagne l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001 : “un geste historique pour la prospérité de l’Amérique, les réformes en Chine et la paix dans le monde” (Bill Clinton, prophétique). Une entrée qui correspond d’ailleurs à sa « connexion » à l’Internet, qui devait aussi être un vecteur de liberté individuelle (Clinton, toujours visionnaire, à propos de la Chine et de la liberté d’expression en ligne : « Bonne chance. [La censure d’Internet], c’est un peu comme tenter de punaiser de la gelée sur un mur.»)

    Derrière la « guerre des puces » il y a bien entendu un affrontement pour l’hégémonie économique et militaire. Mais il y a dans le même temps une convergence de vues sur le numérique - à commencer par son usage dual (civil-militaire). Le moment où Clinton opposait la liberté garantie d’Internet au désir de contrôle chinois semble loin derrière nous. Jake Sullivan peut d’ailleurs ouvertement regretter la « complaisance » et « l’ouverture » américaine aux « débuts de l’ère Internet ». Les géants américains d’internet ont fait du contrôle, et non de la liberté, la clef de leur business model. L’usage d’internet (et de l’internet des objets), on le sait bien, est désormais intégralement tracé, et ce n’est pas le PCC qui a mis cela en place. La Chine n’a pas imposé à l’Occident sa vision d’une société harmonieuse produite sur le contrôle - ensemble d’agencements, d’incitations, de fines conduites des conduites humaines. « Je pense que la plupart des gens ne veulent pas que Google réponde à leurs questions. Ils veulent que Google leur dise ce qu’ils devraient faire ensuite » prédisait Eric Schmidt quand il était encore PDG.

    On a tendance à opposer, quand on pense à la façon de gouverner les hommes, autoritarisme et laisser-faire. Ainsi le néolibéralisme, même s’il est particulièrement interventionniste et violent dans sa défense du marché, viserait finalement une forme légère et désincarnée de contrainte. À contrario, la Chine aurait réussi la libéralisation de l’économie en conservant une forte emprise sur les individus, une forme encore disciplinaire de pouvoir.

    Quand le dissident chinois Xu Zhangrun nous dit, pour décrire le pouvoir de Xi Jinping : «  Nous avons une forme évolutive de tyrannie militaire sous-tendue par une idéologie “légiste-fasciste-stalinienne “ » on entend le renouvellement de cet autoritarisme fort, vertical, interventionniste. Il faut pourtant regarder d’un peu plus près le premier de ces trois pôles : la source légiste chinoise traditionnelle, pour voir qu’elle vise, par l’excès et la cruauté certes, un ordre immanent. C’est ce qu’avait noté Jean Levi à son propos : elle « impose aux hommes des conduites inconscientes », « pour être loi de nature, la loi de la société doit être intériorisée, se faire coutume » :

    En greffant la loi sur les instincts, les légistes en viennent à fondre totalement les institutions dans la nature, ou plus exactement dans son principe — le Dao. Elles s’hypostasient en concrétions de l’ordre du monde. À l’instar du Dao, la Loi est universelle dans son étendue, générale dans son application et inéluctable dans son cours. Elle se charge ainsi de toutes les propriétés d’un principe immanent.

    « Le Prince gouverne ses peuples par le seul ressort de leurs passions », la voie du maître : faire un joyau du retrait. Ainsi chez Han Fei:

    Le Dao est origine de toute chose, critère de tout jugement. […] Vide, inactif, [le Prince] attend : les noms se nomment, les choses se donnent ; vide, il connaît le trop-plein (Shi) des émotions (Ging) ; inactif, il est le régulateur de l’action.

    Invisible, le Prince embrasse le non-agir, et ainsi règne l’ordre absolu, de haut en bas :

    Chaque chose a une place, tout objet un usage.
    Tout est là où il se doit.
    De haut en bas, le non agir.

    Bienvenue en 2024. Il n’y a de nouvelle guerre froide - entre donc à la fois des alliances, des valeurs, des façons de faire du profit, des intérêts de classe divergents - que du point de vue de l’élite. Depuis en bas, on note plutôt une effroyable convergence, d’intérêts comme de moyens. Et un chaos qui a tout l’air d’un ordre :

    Que le coq veille sur la nuit
    Que le chat attrape les rats
    Chacun à son emploi
    Et le maître est sans émoi.